13 février 1982 ; Couloirs de l'université – Yale
Le cours se finit et je sortis de la salle. Dans le couloir, une jeune fille attendait. Elle se posta devant moi sans prévenir, me tendant l’un des papiers qu’elle avait dans toute sa pille.
« Tiens, tu devrais venir ! » Je jetai un coup d’œil aux informations présentes dessus. Il s’agissait d’une soirée étudiante pour le lendemain, une soirée qui suivait bien évidemment l’actualité : la Saint-Valentin.
« Qui te dit que je suis célibataire ? » Déjà que les soirées étudiantes, ce n’est pas mon truc et je ne m’y rends qu’occasionnellement, il allait falloir me donner de bons arguments.
« Si tu ne l’es pas, tu n’as qu’à tout simplement pas venir. » Pas faux.
« Tu t’appelles comment, déjà ? » non pas que nous ne nous soyons jamais croisés, mais simplement qu’elle ne m’avait jamais décliné son identité.
« Charlotte, mais tout le monde m’appelle Charlie. » un joli prénom, pour une jolie demoiselle.
« Tu voudrais que je vienne, Charlotte ? » continuais-je alors, essayant de déceler que je sais quoi en elle, quelque chose de sincère peut-être. Quelque chose qui me convaincrait d’aller à cette soirée.
« Oui, je viens de te le dire … » Je pris le prospectus et quittai le couloir. Me retournant, je la vis distribuer d’autres flayers avec toujours le même discours.
20 février 1982 ; Bibliothèque – Yale
« Tu n’es pas venu. » Je levai les yeux de mon livre pour constater que Charlotte s’était assise en face de moi, et bien que nous soyons à la bibliothèque, elle n’avait aucun livre et aucun cours devant elle. Que venait-elle faire là ? Je mis un moment à me rattacher au sujet dont elle voulait me parler.
« Si tu voulais sortir avec moi, il fallait être plus explicite que ça … » dis-je tout en jouant les inintéressés et feignant de me replonger dans ma lecture. Effectivement, je n’étais pas venu à la soirée qu’elle et sa sororité organisaient. Je n’avais pas envie de me perdre parmi tous les invités en espérant en connaître deux ou trois avec qui discuter. Charlie ne répondit pas à ma question. Je la regardai à nouveau.
« Tu veux sortir avec moi ? » demandais-je alors plus sérieusement.
« Je t’en ai donné l’occasion, mais tu as préféré rester chez toi. » Voilà qu’elle attirait mon attention. Je fermai mon bouquin. Alors ça allait être de ma faute, peut-être ?
« Je penses que tu mérites mieux que ça. » Mieux qu’une soirée estudiantine entourée d’amis, de faux amis et d’inconnus à essayer de faire connaissance avec quelqu’un. Autant pour elle que pour moi. Je me levai, j’en avais fini pour aujourd’hui.
« Demain soir, à vingt heures au Whisper. » dis-je avant de m’en aller ranger le livre là où je l’avais trouvé.
14 juin 1987 ; Chillca – Pérou
10 minutes avant la chuteJe me redressai sur le siège, j’avais tellement mal aux fesses et tellement besoin de sortir du car pour marcher un peu. Malheureusement pur moi, nous venions à peine de quitter la précédente halte, donc ce ne serait pas pour si tôt. Charlotte, à mes côtés, déplia la carte de la région et dans un geste maladroit, me l’envoya droit dans l’œil.
« Tu sais que tu es dangereuse avec une carte dans les mains ? » Elle essayait tant bien que mal de gérer tout ce qu’elle avait, entre la carte des sentiers et chemins pédestres, le gros livre présentant la région et l’autre concernant toutes les choses essentielles à visiter, mais elle était tellement mignonne que j’aurais été un monstre de lui retirer l’une ou l’autre chose des mains pour la soulager. Je me contentai de déposer un baiser sur sa joue avant de me montrer attentif à ses explications. Charlie s’était toujours montrée aventurière dans l’âme mais la vérité c’était qu’elle avait de la chance de m’avoir, sans quoi nous nous serions déjà perdus un million de fois. Je l’écoutais me présenter le planning qu’elle s’était faite de cette journée à venir, et tout me semblait cohérent. J’étais tellement concentré que je n’avais même pas fait attention aux nombreuses bosses que le car venait de prendre, jusqu’à celle-ci, qui fit carrément décoller mon derrière.
« Mesdames et Messieurs, veuillez nous excuser, cette route n’est pas en très bon état. » Merci pour le constat. Je levai les yeux au ciel, espérant que ce morceau de route dégradé ne dure que quelques mètres encore. Je regardai alors sur ma gauche, à travers la vitre à côté de Charlie. Nous étions en hauteur, sur une route sinueuse et la vue était magnifique. Je me penchai pour attraper l’appareil photo dans le sac à mes pieds.
La chuteLe car fait un bond, moi aussi. Je me tape la tête dans le dossier du siège de devant. L’appareil photo me glisse hors des mains, le sac qui était à mes pieds n’y est plus. J’entends des cris, des pleurs. Tout semble en suspend autour de moi, entre débris de verres, sacs qui tombent, corps qui se déplacent. Je relève le regard et croise celui de Charlie, terrifiée. Je lui prends la main et ce n’est qu’alors que je remarque que ses cheveux vont dans tous les sens. Je suis loin de me rendre compte qu’en réalité, nous dégringolons la colline, chocs après chocs. Quelque chose, un bout de métal, vient se planter dans mon mollet. Je hurle tellement ça fait mal. La chute semble durer une éternité. Dans un cri de douleur, de haine et d’incompréhension, je ferme les yeux.
Le réveilMes oreilles sifflent, ma vue est trouble. Je me redresse, j’ai mal aux côtes. J’aperçois des personnes autour de moi, debout, errant. Je ne suis plus à l’intérieur du bus. J’aperçois la carcasse au loin, complètement défoncée. Je me trouve entre les pierres et les débris, tentant de retrouver mes esprits. Soudain, c’est une évidence : Charlotte. Où est-elle ? Je regarde autour de moi, incapable de bouger. Je ne la trouve pas.
« Charlotte ! » Mon cri raisonne dans la montagne. Je me redresse encore un peu et je l’aperçois, allongée, plus loin. Je rassemble les forces qu’il me reste et me traine jusqu’à elle. J’arrive à lui prendre la main et me hisse un peu plus près. Elle est inconsciente. Je m’assieds à ses côtés et prends son visage entre mes paumes.
« Charlie, Charlie réveille-toi … » elle ne semble pas vouloir revenir, les larmes me montent aux yeux.
« Réveille toi, c’est fini, tout va bien. » Je suis désemparé, la seule chose que je veux, c’est qu’elle revienne. Peu importe que je sois blessé d’un éclat de métal à la jambe ou que j’aie deux côtes fracturées.
« Chérie, je t’en prie … » Je la secoue. Toujours rien. Je penche mon oreille vers son visage, je ne sens pas de souffle. Je la secoue encore, violemment et la redresse pour la prendre dans mes bras.
« Mon amour, tu ne peux pas me faire ça ! Aller ! » Je restai là encore pendant plus d’une heure, la suppliant de se réveiller et déversant toutes les larmes de mon corps, avant qu’un médecin ne vienne m’arracher de ses bras pour m’emmener à l’hôpital.
6 octobre 1987 ; Manhattan – New-York
La sonnette de la porte se fit entendre. Une fois, deux fois, trois, puis quatre … un nombre incalculable de fois. Bière en main et reste de pizza sur les genoux, je refusais de bouger de là où j’étais. Quelques secondes plus tard, quelqu’un passa une clé dans la serrure et ouvrit la porte.
« C’est pas vrai, quelle puanteur ! » mon frère, Nick, toujours aussi class.
« Tu chlingues, Danny ! » Tiens, encore plus. Je levai les yeux au ciel.
« Tu comptes rester là à te morfondre pendant combien de temps encore ? » Oui, si ça me plait ! Non mais c’est quoi son problème à celui-là, et s’il n’est pas content, il n’a qu’à ouvrir une fenêtre avant de partir d’où il est venu. « Charlotte s’en est allée il y a quatre mois, il est temps que tu fasses ton deuil, tu ne crois pas ? » Trois mois et 23 jours pour être exact. Je soupire en repensant à elle. Des flash-back de mauvais souvenir me reviennent.
« À quoi bon ? » Tout n’est plus que désespoir dans ma vie, à quoi bon continuer, à quoi bon essayer ?
« Parce que la vie continue, et que c’est comme ça. Elle n’aurait pas voulu te voir comme ça. » Piqué à vif, je réagis enfin.
« Je ne te permets pas de parler en son nom. » Voilà que j’étais maintenant en colère. Le ton était monté d’un coup.
« Tu préfères peut-être que ce soit Ben qui vienne te botter les fesses ?! T'as d'la chance qu'il soit en mission ! » Qu'est-ce qu'il me veut et pourquoi est-ce qu'il mêle Ben à ça ?! En ce moment, je restais persuadé que plus je restais ici, seul, moins les personnes autour de moi seraient touchées. Et puis c’est le seul endroit qui me rappelle encore Charlie. La pièce est encore pleine de cartons puisque nous n’avions pas eu le temps de tout installer avant de partir en voyage, mais les souvenirs sont encore là. Quand elle peignait les murs en s’en mettant partout, quand je me marrait pour assembler les planches des meubles, quand on s’est retrouvé dans un coin de la pièce en l’ayant carrelée à partir du mauvais côté et que nous ne pouvions marcher dessus, quand nous avions choisi cette cuisine ensemble au magasin. Tous les souvenirs étaient là, intacts, et je ne voulais les quitter, de peur de les perdre, eux aussi.
3 juillet 1988 ; Quelque part au Texas
Lentement, je m’arrache à mes rêves et surtout à un sommeil trop profond. La chaleur commence déjà à se faire sentir et la lumière perce la toile de la tente de plein fouet. Je manque de me déboiter la mâchoire en baillant tel un ours qui émerge après hibernation. Je me frotte les yeux avant de me redresser en tailleur. Je ne peux pas être plus grand, mes cheveux touchent déjà les parois de la tente. J’enfile mon t-shirt de la veille ainsi qu’un jean et sors mes pieds de la tente pour attacher mes chaussures. Enfin debout, je prends possession de l’espace étendu autour de moi et m’étire sans grâce tout en baillant à nouveau. Mon regard se porte alors sur la vieille ferme qui se trouve à une dizaine de mètres de moi. Quelques pas plus tard, je me retrouve chez l’habitant, dans sa cuisine.
« Bien dormi ? » me demande Léo, le propriétaire, tasse de café en main.
« Comme un bébé ! » Je souris tandis que ses enfants entrent dans la pièce pour prendre le petit déjeuner, tout comme moi.
« Et toi, bien dormi, crapule ? » Envoyais-je à la petite Julie tout en ébouriffant ses cheveux. Depuis une dizaine de jours, les Powell me permettent de dormir dans leur jardin, ou plutôt sur leur vaste propriété, et m’offrent le repas en échange de quelques uns de mes services. Je ne suis pas un mécano en or, mais je sais toucher à certaines choses, et puis j’aide de temps en temps Léo aux champs. Le soir, j’aide les enfants à faire leurs devoirs avant de jouer avec eux. C’est agréable et mes journées passent vite. Il faut dire, depuis que j’ai commencé mon périple, je ne m’arrête plus, et trouver une certaine stabilité dans des familles de temps en temps, ça fait du bien, et ça permet de se reconnecter à un semblant de vie sociale. Ils me racontent leurs histoires, je leur raconte les mienne et m’enrichir de ce qu’ils me disent me suffit amplement. Je n’ai qu’une règle : ne jamais m’éterniser, de peur de m’attacher. Les Powell doivent être ma quatrième famille et je suis conscient qu’il y en aura d’autres, bien qu’ils fassent désormais partie de mon bagage.
« Dis, au fait, tu fais quoi ? » Max, l’ainé, me tire de mes pensées tendis que j’engloutissais une cuillère bien remplis de céréales. Je lui renvoyai la question la bouche encore pleine
« Comment ça, je fais quoi ? » Qu’est-ce que c’est que cette question ? Les enfants je vous jure, ils vous sortent parfois des choses sorties de nulle part.
« Ben, tu fais quoi, c’est quoi ton métier ? » Sa sœur semble elle aussi interpellée par la question.
« T’es genre … un marcheur ? Ou bien un porteur de sac à dos ? … Non, je sais ! Tu es testeur de tentes ! C’est pour ça que tu passes toutes tes nuits dehors. » Je ne peux m’empêcher de rire. Fasciné par son imagination, je reste muet un instant avant de tourner mon regard et de revenir à mes céréales.
« Je ne sais pas … je cherche mon chemin, je vais là où je peux aller et … j’ai pas de métier. Je marche, je porte mon sac à dos et je dors dans une tente, c’est tout. » Je souris et me replonge vers eux. Vu comment ils me regardent, je ne suis pas sûr que ma réponse leur convienne.
« Ouais, t’es un globe-trotteur, quoi. » Max semble déçu et enfourne une énième cuillère. Ouais, c’est ça … je suis globe-trotteur (bien que je ne sois jamais sorti d’Amérique).
Ce n’était pas le but à la base. Ça n’a jamais été le cas. Disons qu’au fil des kilomètres, c’est plus devenu une évidence. C’est à cause ou grâce à Nick et Ben que je me suis embarqué dans cette aventure. C’est grâce à eux que je me suis réveillé et que j’ai pris conscience et la vie continuait et que je ne pouvais pas rester enfermé dans mon appartement jusqu’à la fin de mes jours. J’ai choisi de commencer ce voyage dans le but d’oublier Charlie mais au fil des pas, des kilomètres et des paysages défilant sous mes yeux, je me suis rendu compte que je ne devais pas faire sans elle, mais plutôt avec elle, dans mes pensées et mes souvenirs. Comme moi, elle aimait voyager, alors j’aime me laisser croire que tout ce que je vois, elle le voit aussi, de là où elle est. Cependant, plus les mois passent, plus mon esprit se remplit de souvenirs, et plus je sens que ce ne sera jamais assez. J’en veux plus, je veux voir plus, je l’ai toujours voulu. Alors je n’ai aucune idée de quand je rentrerai, ni même `si´ mais je sais que je ne le ferai pas tant que je ne serai pas prêt.
6 octobre 1989 ; Hôpital – New-York
J’inspirai une grande bouffée d’air avant de passer les portes de l'ascenseur de l'hôpital menant au cinquième étage. Quelques pas plus loin, je pénétrai dans la salle d'attente. Parce qu'il avait entendu des pas se rapprocher de lui, Nick leva le menton avant que son expression du visage ne change du tout au tout.
« C’est pas vrai ! Je rêve, je vois un fantôme là ?! » Tout sourire, il s’approcha de moi et c’est sans hésiter que je le pris dans mes bras. Cette sensation d’être auprès d’un être cher m’avait manquée. Il m'avait manqué.
« Et puis c’est quoi cette barbe, là ? » Toujours aussi taquin. Je souris, m’écartant de lui, me touchant machinalement les repousses désordonnées de ma barbe.
« Moi aussi je suis content de te voir, p'tit frère. » Et je le pense sincèrement.
« J’ai cru que tu ne reviendrais jamais … » Et je l’ai peut-être cru moi aussi, mais comme je me l’étais promis, maintenant que je suis de retour, ce n'est pas seulement à cause des circonstances, c’est parce que je suis sûr d’être là où je suis maintenant. Parmi eux, parmi ma famille.
« Comment est-ce que ça s'annonce ? » demandais-je en prenant place sur l'une des chaises libres à côté de là où Nick était installé. Il me présenta la situation, comme quoi Ben avait été appelé la veille et admis il y a moins de vingt-quatre heures. C'est d'ailleurs lui qui m'a prévenu, un peu dans son dos, et j'ai sauté dans un avion aussitôt que j'ai su. D'ailleurs, d'après mes calculs, il devrait être en salle de réveil, ou presque. Mon frère confirma mes dires, l'opération s'est bien déroulée et il n'y a plus qu'à attendre, nous ne pouvons pas encore aller le voir alors il ne nous reste plus qu'à attendre. La nuit est tombée et Nick a sombré dans les bras de Morphée tandis que je feuillette quelques magazines, m'informant même après coup sur les greffes cardiovasculaires. Je n'avais pas pris la chose aussi sérieusement, si j'avais su... Une infirmière arrive dans la pièce et m'indique que Ben s'est réveillé. Je bouscule délicatement Nick qui ouvre un œil, je le mets rapidement au parfum. La minute suivant, nous entrons discrètement dans la chambre du militaire. Il a ce sourire qu'il avait les matins de Noël lorsqu'il était enfant quand il nous voit arriver.
« Je savais que tu serais obligé de revenir d'entre les morts pour me botter les fesses si tu ne m'avais pas vu avant de nous quitter pour de bon. » lançais-je en essayant de dédramatiser la situation avant de poursuivre
« Ceci dit, j'espère que tu resteras parmi nous un peu plus longtemps que ça ! »